Le 20 mars 2024, dans un arrêt n°22-11.669, la Chambre sociale de la Cour de cassation rappelle que, sauf abus résultant de propos injurieux, diffamatoires ou excessifs, le salarié jouit dans l’entreprise et en dehors de celle-ci de sa liberté d’expression, à laquelle seules des restrictions justifiées par la nature de la tâche à accomplir et proportionnées au but recherché peuvent être apportées (conformément à l’article L1121-1 du Code du travail). L’arrêt présente la particularité d’avoir été rendu au sujet de propos relevant selon l’employeur de "racisme anti-blancs".
Dans le cadre de son exercice professionnel, comme dans tous les domaines de sa vie, le salarié jouit de l’exercice de sa liberté d’expression, laquelle est garantie notamment par l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme et l’article 11 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen.
Néanmoins, pour assurer l’exécution du travail dans de bonnes conditions, l’employeur a la possibilité de restreindre les droits et libertés des salariés. Cette possibilité lui est offerte dans une certaine limite, rappelée par l’article L1121-1 du Code du travail, qui prévoit que :
« Nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché ».
La Chambre sociale applique ce principe de longue date en matière de liberté d’expression, jugeant que le salarié peut exercer sa liberté à condition que les propos tenus à l’égard de son employeur ne relèvent pas de la diffamation, ou ne présentent pas un caractère excessif ou injurieux.
Il a ainsi pu être jugé au sujet d’un cadre que :
« l’intéressé était chargé d’une mission administrative, comptable et financière de très haut niveau dans des circonstances difficiles, de sorte qu’il pouvait être amené à formuler, dans l’exercice de ses fonctions, et du cercle restreint du comité directeur dont il était membre, des critiques, même vives, concernant la nouvelle organisation proposée par la direction, et alors que le document litigieux ne comportait pas de termes injurieux, diffamatoires ou excessifs » (Chambre sociale, 14 décembre 1999, 97-41.995).
Néanmoins, si la Chambre sociale de la Cour de cassation fait preuve d’une certaine tolérance lorsque le salarié se montre critique à l’égard de son employeur, elle peut faire preuve de davantage de sévérité lorsque les propos en cause relèvent purement et simplement du racisme, du sexisme, ou de toute forme de discrimination à l’égard de personnes minorisées ou sexisées.
Par exemple, s’agissant d’un salarié ayant traité de « n*gro » d’autres membres du personnel qui lui étaient subordonnés et ayant inscrit des mentions à connotation sexuelle sur des fiches d’autres membres du personnel, la Cour de cassation a retenu que ces faits présentaient nécessairement un caractère fautif, alors que pour la Cour d’appel de Paris ils étaient simplement « déplacés, voire de mauvais goût » (Cass. soc., 2 juin 2004, no 02-44.904).
De même, la faute lourde a été retenue pour un salarié exerçant des fonctions d’encadrement ayant tenu des propos à connotation raciale et dévalorisants, même si durant ses 21 années de service, le salarié, reconnu pour ses qualités humaines et professionnelles, n’avait fait l’objet d’aucune remarque de nature disciplinaire, la Chambre sociale jugeant que des propos humiliants et répétés à connotation raciste tenus par un salarié à l’encontre d’un autre salarié sont constitutifs d’une faute grave (Cass. soc., 5 déc. 2018, no 17-14.594).
Dans l’arrêt du 20 mars 2024 rendu par la Chambre sociale, les propos tenus par le salarié étaient critiques à l’égard de l’entreprise et constituaient, selon l’employeur, une forme de « racisme anti-blanc ».
L’arrêt de la Cour d’appel de Paris (Pôle 6, chambre 7, 17 déc. 2020, n° 19/03677) permet de connaître avec un peu plus de précisions la nature des propos tenus.
La lettre de licenciement du salarié indiquait en effet :
« vous avez tenu des propos outrepassant allégrement tant la liberté d’expression que le respect dû à votre supérieur hiérarchique. En effet, outre une référence particulièrement déplacée au colonialisme, vous avez témoigné à notre grande stupeur d’un racisme contre les blancs et proféré des menaces fondées non seulement sur des allégations mensongères mais encore sur des prétentions sociales qui, comble du comble, existent depuis la création de l’entreprise, soit bien avant que vous ne fassiez partie de l’effectif ».
Ces propos s’inscrivaient dans un contexte particulier, qui était celui d’un conflit social. Le salarié faisait valoir être en conflit avec son employeur au sujet de revendications relatives notamment à l’organisation du travail.
La cour d’appel a considéré que la faute grave était caractérisée, au motif que :
« les termes mentionnés dans la lettre de licenciement, à savoir et notamment "une référence particulièrement déplacée au colonialisme" et "un racisme contre les blancs" sont excessifs dans le cadre d’une relation de travail et outrepassent la liberté d’expression ».
Un pourvoi en cassation a été formé par le salarié, qui a fait valoir devant les hauts magistrats :
- D’une part, qu’il conteste les propos qui lui sont attribués et qu’il n’existe aucune preuve de ceux-ci, si ce n’est la lettre de licenciement elle-même, qui ne constitue pas une preuve suffisante ;
- D’autre part « que ne caractérise pas une injure excédant les limites d’une liberté normale d’expression le fait, pour un salarié, d’avoir évoqué le colonialisme à l’occasion de propos par lesquels il donnait son opinion, sans la moindre diffusion publique, et émettait des critiques quant aux décisions prises par l’employeur et qui trouvaient leur cause directe dans le comportement irrespectueux de ce dernier envers des salariés composés essentiellement de travailleurs africains » (Deuxième moyen de l’arrêt, pris en ses troisième et quatrième branches).
Dans la motivation de leur arrêt, les hauts magistrats se font les garants du respect de la liberté d’expression : « En se déterminant ainsi, sans préciser sur quels éléments de preuve elle se fondait pour retenir que le salarié avait tenu des propos racistes qu’il contestait et sans caractériser l’emploi de termes injurieux, diffamatoires ou excessifs dans le contexte des revendications exprimées par le salarié, la cour d’appel n’a pas donné de base légale à sa décision ».
C’est donc en premier lieu la question de la preuve qui permet à la Cour de cassation de casser l’arrêt de la Cour d’appel de Paris : il ne suffit pas, pour les juges du fond, de se contenter des éléments de la lettre de licenciement : encore faut-il que leur décision s’appuie sur des éléments de fait permettant d’affirmer que ces propos ont bel et bien été tenus.
Cet arrêt est donc l’occasion de rappeler la stricte application de deux principes directeurs du procès en matière de droit du travail :
- Le rôle du juge : il lui appartient d’apprécier la réalité des motifs invoqués par l’employeur, et il forme sa conviction au vu des éléments fournis par les parties (L1235-1 du Code du travail, 3ᵉ alinéa) ;
- Si un doute subsiste, il profite au salarié (L1235-1 du Code du travail, 5ᵉ alinéa).
Mais la Cour de cassation relève également que la Cour d’appel de Paris n’a pas su caractériser "l’emploi de termes injurieux, diffamatoires ou excessifs" et prend en compte la situation particulière du conflit social ("dans le contexte des revendications exprimées par le salarié"). Il semble donc qu’en l’état, les propos, tels qu’ils sont rapportés dans la lettre de licenciement (avec une certaine imprécision, il est vrai) sont insuffisants pour justifier la faute grave, car leur caractère excessif, diffamatoire ou injurieux n’a pu être établi. Le contexte du conflit social est également pris en compte pour apprécier avec souplesse les propos tenus.
Les parties sont donc renvoyées devant la Cour d’appel de Paris autrement composée, à qui il appartiendra éventuellement de juger à nouveau cette affaire.
Il conviendra dans ce cadre aux juges d’expliquer quels sont les éléments du dossier permettant de prouver d’une part la réalité des faits allégués, et d’autre part le caractère excessif, diffamatoire ou injurieux, à défaut de quoi nul doute que le doute profitera au salarié, comme le prévoit le Code du travail.
En synthèse, si la Cour de cassation n’exclut pas stricto sensu la possibilité de licencier pour faute grave un salarié qui tiendrait des propos relevant du "racisme anti-blancs", elle casse l’arrêt rendu par les juges du fond au regard de l’absence d’éléments suffisants pour permettre de caractériser la faute grave, dans le cas d’espèce.